Les jeux de simulation : pratiques et idéologies

25 septembre 2013 § Poster un commentaire

A l’heure où la sortie du jeu Grand theft auto V soulève la polémique et fait le buzz, que pensait-on du jeu de simulation en 2002 ? Si les supports ont vieilli, la réflexion reste d’actualité.

Extraits de l’intervention à l’Université d’Eté des Ludothécaires 2002.

Par Laurent Trémel,

Sociologue, auteur de Jeux de rôles, jeux vidéo, multimédia : les faiseurs de mondes[1]. PUF. 2001. Vient de co-diriger : Le grand jeu. Débats autour de quelques avatars médiatiques. PUF. 2004.

GTAV

« Cet exposé avait pour objet de présenter les travaux que j’ai réalisé sur la pratique des jeux de rôles sur table et le phénomène des jeux vidéo. Dans les deux cas, il s’agissait d’analyser parallèlement les pratiques, les produits eux-mêmes et d’interroger les représentations sociales, notamment véhiculées par les médias, se développant sur ces activités ludiques.

La pratique des jeux de rôles et sa réception par la société « adulte » : une culture juvénile stigmatisée

La pratique des jeux de rôles sur table fit son apparition aux Etats-Unis au milieu des années soixante-dix et se développa rapidement dans des milieux lycéens et estudiantins appartenant aux classes moyennes-supérieures américaines (trois millions de joueurs au début des années quatre-vingt). Elle s’introduisit progressivement en France dans les années quatre-vingt en touchant des publics similaires, où l’on estimât à la fin de la décennie le nombre de pratiquants à un peu plus de deux cents mille. Cette pratique des jeux de rôles mobilise des systèmes de simulation relativement complexes, fait appel à des notions mathématiques, repose sur un fond culturel se rapportant à la science fiction, à la littérature médiévale fantastique et donc, sous une certaine forme, à des éléments issus d’une histoire vulgarisée. Ce loisir suscita dans un premier temps l’attention, en raison de la nature des mécanismes de jeu se distinguant des jeux de société traditionnels et des formes que prenait la pratique. Des jeunes, essentiellement de sexe masculin, se rassemblaient pendant des longues heures pour jouer l’après-midi, et parfois la nuit. Les premiers articles que l’on pouvait lire dans la presse avaient essentiellement une vocation informative sur le phénomène. Même si des éléments critiques y filtraient parfois, notamment à la suite de polémiques déclenchées outre-Atlantique par des groupes proches de la Moral Majority, l’inclination globale tendait plutôt vers une sorte de neutralité. Il fallut attendre la profanation du cimetière juif de Carpentras et les piétinements de l’enquête pour que les jeux de rôles et leurs pratiquants soient l’objet d’un coup de projecteur médiatique dénonciateur.

Il ressort des travaux menés auprès de la population des rôlistes (nom donné aux joueurs de jeux de rôles) que l’on avait là à faire à des jeunes présentant certaines caractéristiques socioculturelles spécifiques : des garçons, lycéens et étudiants plutôt « bons élèves », en majorité issus de familles de cadres ayant connu des processus d’ascension sociale. Ces jeunes, aux aspirations de réussite sociale élevée, n’appartenaient toutefois pas à la bourgeoisie et devaient fréquemment se contenter de positions scolaires, puis sociales, subalternes, qui mettaient à mal leurs rêves. « Eprouvant », en quelque sorte, les premiers effets pervers du processus de massification de l’enseignement (perte de valeur des diplômes sur le marché de l’emploi), les rôlistes interrogés au début des années quatre-vingt dix apparaissaient désillusionnés, voire même amers vis à vis des promesses de réussite que leurs familles et l’école avaient générés en eux, dont la concrétisation apparaissait problématique. En parallèle, au travers du développement des scénarios élaborés dans le cadre des jeux de rôles et de la socialisation prenant place dans les clubs ou les groupes d’amis, ces jeunes trouvaient là un terrain particulièrement favorable à l’expression d’une critique sociale ordinaire. Prenant directement ou indirectement pour objet la société contemporaine, le monde du jeu leur donnait l’occasion de développer des « grandeurs » : devenir un « bon » joueur, devenir animateur de partie (c’est-à-dire « meneur de jeu »), élaborer soi-même ses scénarios au lieu de les acheter dans le commerce… En raisonnant en termes de socialisation politique, nous étions donc là en face de jeunes adultes, souvent en âge de voter, parfaitement aptes à discourir sur la société dans laquelle ils vivaient et à manifester des conceptions du politique caractérisées par la mise en avant d’un certain cynisme.

Ces éléments, issus des enquêtes menées dans plusieurs clubs de jeu, contrastaient résolument avec l’image du rôliste construite par les médias et mettaient en lumière un paradoxe, d’où émergeait une question. Alors que les adultes auraient eu tout lieu de s’intéresser à ces jeunes développant un esprit critique et à priori prêts à la discussion, sinon au dialogue, pourquoi furent-ils l’objet d’une psychologisation accusatoire ?

Sans entrer dans les détails des suites politico-médiatiques de la profanation du cimetière de Carpentras, qui aboutirent à la mise en accusation de rôlistes (qui en auraient été à l’origine par jeu), puis par les aveux de skinheads (innocentant de fait les premiers), les historiens verront sans doute un jour dans cette affaire un mariage de circonstance un peu étonnant entre les intérêts de l’extrême droite (la piste des rôlistes dépolitisant l’acte antisémite) et ceux d’un monde médiatique annonçant les débuts d’une télé-réalité à la déontologie discutable (les principaux promoteurs de la thèse précédemment énoncée firent les beaux soirs de Bas les masques ou de Témoin numéro un). On retiendra la construction de cette image sur les rôlistes, présentés comme des grands enfants attardés (ne faut-il pas l’être pour incarner des elfes et des nains dans des mondes imaginaires ?), potentiellement porteurs de pathologies latentes, parfois présentés comme des homosexuels refoulés. Le comble étant que, fréquemment, les psy télévisuels s’exprimant s’adressaient directement aux parents que l’on mettait en garde contre les dangers de ces jeux et que l’on invitait à la vigilance. Rappelons-le, durant la même période, des sortes de « droits civiques » allaient être proposés aux lycéens pour les amener à dialoguer avec les adultes… D’aucuns pourraient s’étonner de la discrimination affectant les rôlistes ! Avec un peu de recul, j’émettrais volontiers l’hypothèse que l’une des causes de cette forme de rejet social tenait alors au fait que cette population n’apparaissait pas composée de « bons » jeunes, adeptes du politiquement correct et épousant les formes culturelles de la modernité. En parallèle à la mise en scène médiatique d’une jeunesse artificielle, que prolongent aujourd’hui des spectacles comme les Lofts ou la Star Academy, ces garçons, se regroupant entre eux, jouant à partir de scénarios mettant en scène des mondes basés sur des représentations du moyen-âge, des sociétés souvent marquées par de fortes inégalités de nature entre les êtres, pouvaient déplaire…

Les jeux vidéo : un ensemble à déconstruire.

D’après les enquêtes effectuées sur la question, il semble que l’intérêt pour les jeux vidéo concernent une majorité de jeunes. En 1999, 61% des adolescents déclaraient ainsi jouer régulièrement à des jeux vidéo quand on leur demandait comment ils occupaient leur temps libre[2]. Toutefois, il convient de souligner que ce loisir va se structurer en fonction du matériel servant de support au jeu, du type de jeu, voire du titre du jeu, le tout étant à rapporter aux caractéristiques socioculturelles des pratiquants : âge, sexe, niveau d’études, milieu social d’origine. Il faut aussi distinguer la pratique domestique de celle des salles de jeux d’arcade, ne rentrant pas en compte dans le cadre de l’étude présentée ici.

Il existe actuellement trois types de supports permettant de s’adonner aux jeux vidéo à domicile :

– les Game Boy :

Il s’agit en fait d’une console de jeu portable que l’on peut facilement transporter sans sa poche ou un cartable, au prix peu élevé (100 euros environ pour du matériel neuf).

– les consoles proprement dites :

Les plus récentes (Playstation 2, Dreamcast, X-Box) sont vendues au moment de leur sortie à des prix proches de 450 euros. Au fil des mois, ces prix baissent, pour atteindre, à noël 2003, une moyenne de 200 euros. Là encore, ces prix s’entendent pour du matériel neuf. On peut trouver moins cher sur le marché de l’occasion. De même, des modèles plus anciens de consoles (pour lesquelles des jeux sont encore produits) sont disponibles en occasion pour des sommes peu élevées (de l’ordre de 50 euros).

– les ordinateurs personnels (PC et Macintosh) :

La gamme de jeux pour ordinateurs Macintosh étant limitée, les joueurs jouent le plus souvent sur PC. Ces derniers connaissent une gamme de prix extrêmement variée. On peut en trouver en grande surface à 600 euros (ordinateurs peu puissants, souvent dépassés pour jouer aux jeux les plus récents), mais ces matériels, hiérarchisés en fonction des capacités du processeur, de la taille de stockage du disque dur, ou encore de la qualité de la carte mère, de la carte graphique et de la carte son, de la présence d’extension (modem pour se connecter à Internet, écrans de grande taille), peuvent également atteindre 3000 euros.

En fonction du support, la gamme de jeux va varier. Schématiquement, et là aussi avec des différences, on trouvera davantage de jeux de sports et d’actions sur console et des thèmes plus diversifiés sur PC, notamment des jeux de stratégie dont certains observateurs vantent les mérites. La hiérarchisation des prix des jeux est complexe. Ils peuvent osciller de 10 à 12 euros pour des jeux en séries économiques ou budget (en général des logiciels anciens) à 54 ou 58 euros pour les nouveautés sur PC. Certains titres pour consoles peuvent atteindre 70 euros.

Ce tour d’horizon du marché des jeux vidéo permet de mieux comprendre comment des pratiques et des usages sociaux différents vont se structurer en fonction des caractéristiques socioculturelles des utilisateurs. On connaît ainsi la différence qui oppose les consoles aux micro-ordinateurs. Les premières touchent un public jeune, au recrutement social diversifié, et la pratique chute fortement après quinze ans. Inversement, la pratique de jeux sur PC reste l’apanage d’un public aisé[3], mais, en termes d’âge, on continue à y jouer plus longtemps.

En ce qui concerne les titres et les genres de jeux, les différences sont là aussi nombreuses. Bien qu’un peu ancienne, la typologie établie par Pierre Bruno (1993) permet de comprendre quel type de compétences va être mobilisé par le joueur en fonction du produit (réflexes moteurs ou raisonnement), d’évaluer la fréquence d’un type de jeu en fonction du support (console ou micro), son degré de convivialité ou encore l’importance de la pratique féminine. Dans son livre, Pierre Bruno soulignait également les différences sociales que l’on constate là, parlant de « pratiques de riches » et de « pratiques de pauvres ». Aussi, bien que la diversité des pratiques et des usages sociaux qui en découlent soit patente, et qu’il faut donc déconstruire cet ensemble flou constituant les jeux vidéo, il est surprenant de constater comment bon nombre d’observateurs continuent à adopter une posture globalisante quand ils s’intéressent à la question.

La pratique des jeux vidéo chez les enfants de cadres

Bon nombre des logiciels de jeu pour PC revendiquent leur filiation avec les jeux de simulation traditionnels : wargames, jeux de rôles, jeux de ressources… A l’inverse des polémiques suscitées par les jeux de rôles – alors qu’ils reposent sur des référents culturels analogues – ces produits ont plutôt bonne presse, y compris au niveau de publications (journaux ou magazines de gauche, ouvrages aux prétentions scientifiques) dont on pourrait attendre qu’ils manifestent quelques réserves sur les idéologies qu’ils diffusent. Ces « bons » jeux, dont on vante les qualités graphiques et ludiques, l’interactivité, les possibilités d’acquisition de connaissances – et que l’on oppose avec la même facilité aux « mauvais », auxquels on reproche généralement leur violence – deviennent donc aujourd’hui un élément constitutif de la socialisation de nombreux jeunes. Bien sûr, on ne peut s’empêcher de penser que la promotion de discours positifs, notamment véhiculés par les médias, tient en partie aux liens économiques qui les unissent aux firmes produisant et diffusant ces logiciels. Par contre, il est plus surprenant de constater comment de tels discours prennent également racine sur d’autres terrains – le monde scolaire, le secteur socio-éducatif – au point que certains en viennent aujourd’hui à penser, sinon à recommander, sans grand discernement, l’usage des jeux vidéo à l’école comme moyen de capter l’attention de (certains) élèves et de les amener vers la voie de l’apprentissage.

Des jeux comme Civilization et Sim City sont souvent cités parmi les « bons » jeux recommandés qui présenteraient des aspects pédagogiques. Plusieurs pages des Faiseurs de mondes étaient consacrées au premier, présentant une vision de l’histoire des plus évolutionnistes et américano-centrée ; les fils étant si gros que les producteurs ont dû procéder à des aménagements de version en version afin de tenter de gommer ce trait.  Et les observateurs attentifs ne manquent pas de s’étonner, pour le second titre, que le maire de la City ne soit jamais élu, ne soit porteur d’aucun projet politique et doive gérer avec un certain cynisme les paramètres économiques et sociaux de sa ville, afin d’éviter les émeutes qui pourraient altérer la croissance de la ville. On trouvera des éléments permettant de prolonger cette réflexion, à partir d’exemples plus récents, dans le travail de Tony Fortin (2004).

Se basant, dans le meilleur des cas, sur des notions superficielles sur tel ou tel jeu, ne résistant pas à une analyse un peu poussée, les affirmations de certains observateurs ignorent également, le plus souvent, les conditions de diffusion et de réception des jeux vidéo, qui génèrent dans les faits plusieurs usages. L’étude que nous avions menée en 1999-2000 auprès de joueurs fréquentant des boutiques de jeu parisiennes et jouant sur PC permettait de comprendre quel sens ils investissaient dans la pratique. Il fallait tout d’abord souligner que ces jeunes, majoritairement fils de cadres, s’accommodaient plutôt bien de l’idéologie néolibérale et fortement ethnocentrée diffusée au travers de la plupart de ces logiciels. Tout en y jouant, d’autres parvenaient à s’en distancier sous un mode culturellement légitime en mettant en avant le fait qu’ils étaient parfaitement à même de les décoder et d’y jouer au second degré. Mais, au delà de cet aspect, au demeurant significatif, les intéressés y investissaient également, culturellement parlant, autre chose. Un peu à l’image de la pratique des jeux de rôles, le phénomène était à l’origine d’interactions entre pairs génératrices de modes de socialisation spécifiques très importants sur le plan identitaire : connaissances sur les différents jeux et leurs solutions, voire sur les codes de triche, sur les capacités techniques des ordinateurs nécessaires pour « bien » jouer avec des produits récents (nécessitant des mises à jour du hardware), bricolage des machines, insertion dans des circuits de revente pirate de logiciels…

Conclusion : une nécessaire prise en compte du contexte social

Le propos de cet exposé était d’attirer l’attention sur les dimensions sociales de la pratique des jeux de simulation, informatiques ou non. Trop souvent, cette perspective est occultée au profit de discours aux dimensions psychologisantes ou moralisatrices tentant de distinguer les « bons » jeux des « mauvais ». J’ai voulu souligner ici que ces éléments doivent être pris pour objet et interrogés, en étudiant à la fois les contenus idéologiques de ces logiciels et la façon dont les pratiques liées à cette activité ludique se développent. Dès lors, une réflexion sur ces éléments est, à mon sens, nécessaire. Car cette méconnaissance potentielle risque, sinon, d’introduire des biais, notamment liés aux conséquences de la diffusion des idéologies discutables de certains produits pourtant valorisés et de passer à côté du sens que les jeunes investissent dans ces pratiques ».

Bibliographie indicative

Bruno Pierre, 1993, Les jeux vidéo. Paris, Syros.

Fortin Tony, « L’idéologie des jeux vidéo », in Santolaria N., Trémel L. (coords.), Le grand jeu. Débats autour de quelques avatars médiatiques. Paris. PUF, 2004.

Trémel Laurent, Jeux de rôles, jeux vidéo, multimédia : les faiseurs de mondes. PUF. 2001.

Trémel Laurent, « Les jeux vidéo : un ensemble à déconstruire, des pratiques à analyser », Revue Française de Pédagogie, n°136, juillet-août-septembre 2001.

 


[1] Présenté dans La Lettre ALF n°27
[2] Source : “Développement culturel”, ministère de la culture et de la communication, n°131, décembre 1999.
[3] En 2000, dans l’enquête du ministère de la culture et de la communication citée en référence, 82% des possesseurs de micro-ordinateurs étaient identifiés comme appartenant à des milieux aisés (parfois présence de plusieurs ordinateurs dans les familles de cadres).

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